mercredi 8 février 2017

Affaire Théo à Aulnay : quelle qualification juridique ?

Jeudi 2 février 2017, à Aulnay-sous-Bois en région parisienne, un jeune homme de 22 ans prénommé Théo a été appréhendé par les forces de l'ordre. Dire que cette arrestation fut musclée serait un doux euphémisme : au cours de l'arrestation, l'un des policiers aurait inséré sa matraque dans l'anus du jeune homme, lui occasionnant des lésions. Des habitants de la ville ont filmé la scène de loin et la vidéo circule sur internet.
Les faits, tels qu'ils sont racontés par ce jeune homme, sont assez sordides et ils ont naturellement déclenché une enquête. Celle-ci semble avoir progressé et quatre policiers ont été mis en examen pour violences volontaires aggravées, l'un d'entre eux ayant également été mis en examen pour viol. Le ministre de l'Intérieur a déclaré qu'ils avaient par ailleurs été suspendus à titre conservatoire.

N'ayant pas eu accès au dossier (et pourquoi diantre m'y aurait-on laissé accéder, je vous le demande ?), je ne suis évidemment pas en mesure de discuter du fond de l'affaire. L'enquête est en cours, Thémis fera son office et il faut espérer qu'elle ne sera pas dérangée dans le processus.

Ce qui m'intéresse ici, ce sont les débats auxquels a donné naissance le choix des qualifications juridiques dans cette affaire.
Tout d'abord, la qualification de violences volontaires aggravées est tout ce qu'il y a de plus naturelle en l'occurrence. Les violences volontaires sont une infraction consistant à porter volontairement atteinte à l'intégrité physique d'autrui. Elles sont prévues aux articles 222-7 à 222-16-3 du Code pénal (note à moi-même : il faudra que je fasse un jour un billet sur la façon dont sont numérotés les différents codes). La peine encourue par l'auteur dépend de deux critères : la gravité des blessures subies par la victime et l'existence de circonstances aggravantes.
Dans cette affaire, je ne connais pas la gravité des blessures du jeune Aulnaysien. Le Code pénal prévoit cinq seuils différents, par ordre de gravité décroissant :
- La mort (difficile de faire pire)
- La mutilation ou l'infirmité permanente
- L'incapacité totale de travail pendant plus de 8 jours
- L'incapacité totale de travail pendant 8 jours ou moins
- L'absence d'incapacité totale de travail : c'est le cas dans lequel vous avez été physiquement agressé, mais vous n'en gardez aucune séquelle, ni physique ni psychologique.
J'ignore donc quel seuil sera retenu, mais je peux dire quelles seront les circonstances aggravantes que l'on pourra appliquer. Il y en a trois.
D'abord, les violences ont ici été commises par des policiers, dans l'exercice de leurs fonctions. Or, les violences sont aggravées lorsqu'elles sont commises "par une personne dépositaire de l'autorité ou chargée d'une mission de service publique dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice des ses fonctions ou de sa mission". Les policiers sont dépositaires de l'autorité publique et ils étaient en service, cette circonstance aggravante peut donc être retenue.
Ensuite, les policiers étaient quatre au moment de l'arrestation. Or, les violences sont aggravées lorsqu'elles sont commises "par plusieurs personnes agissant en qualité d'auteurs ou de complices".
Enfin, l'un d'entre eux au moins a fait usage de sa matraque. Or, les violences sont aggravées lorsqu'elles sont commises "avec usage ou menace d'une arme".
Trois circonstances aggravantes, c'est d'autant plus importants qu'elles peuvent se cumuler. Si par exemple, on imagine que la victime a subi une incapacité totale de travail supérieure à 8 jours, la peine encoure pour l'infraction simple est de trois ans d'emprisonnement et 45 000€ d'amende (art. 222-11 du Code pénal). Avec une circonstance aggravante, la peine passe à 5 ans d'emprisonnement et 75 000€ d'amende. Avec deux circonstances aggravantes, elle monte à 7 ans d'emprisonnement et 100 000€ d'amende. Avec trois circonstances aggravantes, on atteint les 10 ans d'emprisonnement et 150 000€ d'amende (art. 222-12 du Code pénal).

Si cette qualification concerne les quatre policiers mis en cause, il en reste une seconde, laquelle n'est appliquée qu'à celui d'entre eux qui a inséré sa matraque dans l'anus du jeune homme. C'est la qualification de viol.
Sur Twitter, éminent réseau social donc j'aurais toutes les peines du monde à me passer, j'ai fait partie des personnes qui pensaient que la qualification de tortures et actes de barbaries auraient pu être retenue. Elle ne l'a pas été, ce que je n'entends absolument pas critiquer. Pour pouvoir arbitrer entre ces deux qualifications, il faut avoir accès au dossier ; il faut connaître précisément les faits ; il faut mesurer l'intention de leur auteur pour déterminer laquelle est la plus adaptée.

D'abord le viol, infraction définie par l'article 222-23 du Code pénal comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise".
Le viol suppose que la victime soit sexuellement pénétrée par l'agresseur, mais le texte n'exige pas que l'agresseur utilise son pénis pour se faire (ni même d'ailleurs qu'il ait un pénis). Une pénétration réalisée au moyen d'un objet peut tout aussi bien constituer un viol. Le législateur n'a pas voulu limiter le champ d'application de la loi face à l'imagination délirante dont fait parfois preuve la pratique. Par conséquent, la pénétration sexuelle réalisée au moyen d'une matraque est un viol si elle est imposée à autrui par violence, contrainte, menace ou surprise.

A priori, les jeux sont faits : cette infraction correspond très exactement à ce qu'à subi le jeune homme dans cette affaire, pourquoi pinailler ? Et bien d'abord parce que le juriste adore ça, et ensuite parce qu'il demeure une incertitude dans cette définition. Il y a un aspect de la définition du viol qui n'est pas aussi clair qu'il le semble à première vue, c'est la notion de "pénétration sexuelle".
Que diantre me direz-vous car je présume que vous avez des lettres, mais les termes de "pénétration sexuelle" se comprennent fort bien ! Comment une pénétration anale, fut-elle réalisée avec un objet, pourrait-elle être autre chose qu'une pénétration sexuelle ?

Excellente question, que personne ne se posait jusqu'à un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 9 décembre 1993. Dans cette affaire, deux jeunes garçons en avaient attiré un troisième dans un bois où, après l'avoir déshabillé et ficelé, ils ont tenté de lui extorquer de l'argent. Leur victime étant trop peu coopérative à leur goût, il lui ont inséré un bâton dans l'anus afin de lui faire dire où elle conservait son pécule.
Ces deux jeunes gens ont été poursuivis pour viol et tentative d'extorsion de fonds, mais la Cour de cassation a rejeté la première de ces qualifications. Que nenni a-t-elle dit, le fait d'insérer un bâton dans l'anus d'une personne afin de lui extorquer de l'argent ne constitue pas un viol. Mais alors qu'est-ce donc ? Réponse : des tortures et actes de barbarie, une infraction prévue aux articles 222-1 à 222-6-3 du Code pénal et qui consiste à infliger une souffrance aiguë à la victime.
Les juges ont-ils perdu la tête ? Sont-ils dénués de bon sens ? Sont-ils en dehors des réalités ma bonne dame-d'ailleurs-il-n'y-a-plus-d'saisons ?
Spoiler alert: non. Leur raisonnement s'appuie sur l'intention de l'auteur. Celui qui insère un objet dans le rectum de sa victime pour lui faire avouer quelque chose ne retire aucune satisfaction sexuelle de son acte. Il cherche éventuellement à humilier et surtout à faire souffrir. Dès lors, il a semblé aux magistrats de la Cour de cassation que la qualification de torture correspondait davantage à son comportement. La qualification de viol est quant à elle plus adaptée à celui qui pénètre sa victime dans le but d'en retirer un plaisir sexuel direct ou indirect.

Bref, c'est la connotation sexuelle de la pénétration qui déterminera sa qualification. Naturellement, l'affirmation a de quoi surprendre : elle implique qu'une pénétration anale ne sera pas nécessairement qualifiée de viol.
C'est ce qui semble avoir dérangé beaucoup de monde. De nombreuses personnes estiment qu'il est essentiel que la qualification de viol puisse être retenue, que la victime puisse dire : "j'ai été violé(e)". Il est, à leur yeux, aberrant d'envisager de retenir la qualification de tortures et actes de barbarie.

Pourtant, observons d'abord que la peine encourue est rigoureusement la même : le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle, les tortures et actes de barbarie sont punies de quinze ans de réclusion criminelle. Les circonstances aggravantes de ses deux infractions sont similaires et, dans cette affaire, feraient passer la peine encourue à vingt ans de réclusion criminelle. Retenir l'une ou l'autre qualification n'aura donc pas d'effet sur la sanction que les juges pourront prononcer.
Ensuite, le choix de la qualification ne doit pas être dicté par le ressenti de la victime, mais par la nature exacte de ce qu'elle a subie. Or, cette nature exacte dépend davantage de l'intention de l'auteur de l'infraction que de celle de sa victime. Il est essentielle que cette dernière puisse bénéficier d'une assistance médicale et psychologique, que l'on puisse l'aider à se reconstruire. Et pour se faire, qu'elle puisse nommer exactement l'infraction dont elle a été victime. Soit la pénétration avait une connotation sexuelle et la victime a été violée, soit la pénétration visait à faire souffrir et la victime a été torturée.

Reste cependant un argument majeur : le caractère byzantin de cette distinction. Concrètement, comment distinguer selon que l'acte de l'auteur visait à faire souffrir ou à poursuivre une forme de satisfaction sexuelle ? La question est d'autant plus délicate lorsque la pénétration a été réalisée au moyen d'un objet, donc que par hypothèse, l'auteur n'en a retiré aucune jouissance sexuelle directe. Et la difficulté est renforcée lorsque l'auteur est animé par des pulsions sadiques : comment qualifier l'acte de celui qui tire un plaisir sexuel de la souffrance d'autrui ?
Concrètement, comment apprécier la connotation sexuelle ? La réponse est affaire d'appréciation casuistique, au cas par cas. Les juges doivent se pencher sur le déroulement et la nature précise des faits qui leur sont soumis pour déterminer la qualification adéquate. La jurisprudence nous montre des exemples : dans un arrêt du 6 décembre 1995, la chambre criminelle de la Cour de cassation a déduit la connotation sexuelle de la pénétration de ce que l'objet inséré avait été recouvert d'un préservatif.

L'inconvénient majeur de la distinction entre le viol et les tortures et actes de barbarie est son caractère peu lisible et, partant, peu prévisible. Certes, cela ne change pas grand chose à la situation des personnes mises en cause (les peines encourues étant les mêmes), mais cela n'aide pas à l'intelligibilité de la règle de droit.
C'est d'autant plus vrai que la Cour de cassation complique encore a distinction en distinguant selon l'orifice qui sera pénétré : si elle admet le viol lorsque l'auteur a inséré un objet dans le vagin ou l'anus de sa victime, elle le refuse lorsqu'il a inséré un objet dans la bouche de la victime ! C'est ce qu'affirme un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 21 février 2007. Dans cette affaire, un médecin avait forcé ses patientes à simuler des fellations sur un objet de forme phallique recouvert d'un préservatif. La Cour de cassation a refusé de qualifier ces agissements de viols. Elle a estimé que la fellation imposée ne constitue un viol que lorsque la pénétration a été réalisée au moyen d'un organe sexuel masculin et non un objet le représentant.

Pour résumer la jurisprudence, il faut distinguer cinq hypothèses :
- La pénétration buccale, vaginale ou anale par un pénis : la qualification de viol s'impose.
- La pénétration anale ou vaginale réalisée au moyen d'un objet : surgissent deux sous-hypothèse :
     * La pénétration a une connotation sexuelle : viol.
     * La pénétration n'a pas de connotation sexuelle : tortures et actes de barbarie.
- La pénétration buccale au moyen d'un objet : surgissent à nouveau deux sous-hypothèses :
     * La pénétration a une connotation sexuelle : agression sexuelle (art. 222-27 du Code pénal).
     * La pénétration n'a pas de connotation sexuelle : violences volontaires ou tortures et actes de barbarie.
Aussi clair que n'importe quel livre de Kant n'est-il pas ? Indéniablement, la Cour de cassation gagnerait à simplifier sa jurisprudence sur la question.
L'état du Droit est ce qu'il est, mais le Droit est une œuvre humaine, toute humaine. S'il ne convient pas, il ne tient qu'à nous de le changer.

samedi 5 novembre 2016

Kézaco : le vide juridique


À l'heure où ce blog jaillit des limbes du néant, se pose immédiatement la question essentielle : de quoi diantre pourrais-je bien entretenir des lecteurs aussi éventuels qu’hypothétiques ?
De l’actualité pardi ! L’actualité immédiate, celle qui vit, qui vibre, qui buzze comme on dit chez les jeunes ! Sauf que bon, c’est contraignant l’actualité. Et à quoi bon ouvrir un blog perso si c’est pour être contraint. Alors je me suis plutôt dit qu'on allait causer de cette étrange et fameuse notion : le "vide juridique".

Qu'est-ce donc que le vide juridique ? Si on en croit le personnel politique, c'est l'état du droit lorsqu'il n'est pas tel qu'ils voudraient qu'il soit. Votez ma réforme et je vous comblerai vos vides juridiques !
Si on en croit les journalistes, c'est la situation dans laquelle le législateur n'a pas traité une question, n'a pas créé de loi pour encadrer telle ou telle activité, telle ou telle situation. Il se passe quelque chose mais la loi ne dit rien à ce sujet ? Horreur, c'est un vide juridique !

Et d'après les juristes, qu'est-ce que le vide juridique ? Et bien... rien ! Le vide juridique n'existe pas.
Développons un peu cette affirmation et, pour commencer, tâchons de cerner la notion. D'abord, demandons-nous ce que le vide juridique n'est pas.
Le vide juridique n'est pas le vide législatif
Le fait que la loi n'ait pas spécialement prévu telle ou telle situation n'a rien d'étonnant : elle n'est tout simplement pas faite pour être un catalogue de tout ce qui existe.
La clarté n'est déjà pas la qualité première des textes récents, alors si en plus ils se devaient d'être exhaustifs... 
Non, la loi a pour rôle de fixer des règles abstraites et générales. C'est ensuite au juge que revient la tâche d'appliquer ces règles générales au cas par cas, au besoin en interprétant la loi.
Par exemple, l'article 311-1 du Code pénal indique que "Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui." Il ne va pas faire la liste de toutes les choses qui sont susceptibles d'être volées, sans quoi le texte serait plus long que l'annuaire et plus ennuyeux que la-saga-avec-des-vampires-qui-brillent-au-soleil et que je nommerai pas ici. De même, il ne va pas faire la liste de toutes les façons dont on peut soustraire une chose : la mettre dans sa poche, la garder dans sa main, se l'envoyer par la poste, la mettre chez soi, l'enterrer au fond de son jardin, l'offrir à Mamie pour sa fête, etc.
C'est le juge qui va répondre à ces questions en interprétant le texte. Lorsqu'on lui amène quelque malandrin soupçonné d'avoir détroussé son semblable, le juge va examiner les faits et dire si l'acte du prévenu (c'est ainsi qu'on appelle une personne poursuivie pour une contravention ou un délit, les deux catégories d'infractions les moins graves. Les personnes poursuivies pour un crime sont, elles, qualifiées d'accusées) est "une soustraction frauduleuse" et si ce dont il s'est emparé est bien "une chose".
Naturellement, le juge n'est pas totalement libre de son interprétation. Contrairement à ce que certains claironnent dans les médias, les juges ne sont pas de petits suzerains tout puissants, qui se drapent dans leurs toges pour rendre des décisions purement arbitraires fondées uniquement sur leurs préjugés et leur totale absence de bon sens. Je caricature ? Non, ce n'est pas mon genre.
Le juge est guidé dans son interprétation. En droit pénal, il doit s'en tenir à une interprétation stricte : il n'a pas le droit d'étendre le texte, d'appliquer le texte à des situations que celui-ci ne vise pas. C'est la loi elle-même qui restreint ainsi ses pouvoirs. Dans les autres matières, le juge est plus libre, mais il doit néanmoins respecter le sens de la loi et, si possible, la volonté du législateur.
Il y a d'ailleurs des juridictions dont le rôle est d'interpréter la loi, au niveau national, afin que tous les juges de France et de Navarre sachent comment appliquer telle ou telle disposition. Pour les juridictions de l'ordre administratif c'est le Conseil d’État et pour les juridictions de l'ordre judiciaire, c'est la Cour de cassation.
On pourrait alors penser que le vide juridique, c'est lorsque les juges n'ont pas encore proposé leur interprétation d'un texte de loi et donc lorsqu'on ne sait pas encore si la loi est applicable ou non à telle situation précise. Sauf que...
Le vide juridique n'est pas le silence jurisprudentiel
Le fait qu'une question n'ait pas encore été posée ne signifie pas qu'elle n'a pas de réponse. La loi s'applique, même si elle n'a pas encore été appliquée par le juge. Autrement dit, ce n'est pas parce que la loi n'a pas encore été appliquée qu'elle n'est pas applicable.
Lorsque la jurisprudence ne s'est pas encore prononcée sur l'interprétation d'un texte, celui-ci n'en est pas moins en vigueur (les lois rentrent en vigueur soit le lendemain de leur publication au Journal Officiel, soit à une date qu'elles précisent elles-mêmes). 
Le fait que l'état du droit soit obscur, parce que les contours exacts de la loi n'ont pas encore été précisés, ne signifie pas qu'il n'y a pas de droit. De même que ce n'est pas parce que le bâtiment en face de vous est noyé dans la brume qu'il n'existe pas. Sans quoi le Royaume-Uni serait bien vide.
Mais alors c'est ça : le vide juridique, c'est quand le droit a été précisé et qu'aucune loi existante ne s'applique à une situation donnée ! Il n'y a pas de droit sur la question, donc c'est le vide juridique, non ? Ha ha ha, non.
Le vide juridique n'est pas l'absence de disposition sur une question
C'est sans doute l'affirmation la moins intuitive de toutes, mais elle est essentielle : le droit n'a pas besoin de la loi pour exister. Ce n'est pas parce qu'une situation n'est prévue par aucune loi qu'elle est ignorée par le droit.
Et pour cause, le droit n'ignore rien. Simplement, il existe les sujets sur lesquels le droit va encadrer l'activité des personnes et les sujets sur lesquels il les laisse libres d'agir à leur guise. Si une situation n'est pas régie par une loi, c'est que les sujets de droit (vous, moi, surtout vous, les personnes morales, etc.) sont libres d'agir comme ils le souhaitent en la matière, pourvu qu'ils ne contreviennent à aucune autre disposition juridique.

C'est le primat de la liberté.

Le primat de la liberté : le droit est partout !

La raison pour laquelle le droit est partout sans que la loi n'ait besoin d'intervenir, c'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Un bien beau texte, d'une valeur essentielle puisqu'il trône au sommet de la pyramide des normes : la Déclaration a la même valeur que la Constitution, la norme suprême, celle dont découle toutes les autres.

{Aparté : une petite note sur la pyramide des normes et une autre sur l'opposition droit positif / droit naturel, en voilà une idée qu'elle serait bonne !}

Le texte qui nous intéresse plus spécialement, c'est l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen :
La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Ce que nous indique ce texte, c'est que tout ce qui n'est pas expressément interdit par la loi est autorisé.
La question n'est jamais de savoir "ceci est-il autorisé ?" ou "ai-je le droit de faire cela ?". La question est de savoir : "y a-t-il une loi qui interdise de faire ceci ou cela ?" Si la réponse est non, alors c'est autorisé.
Par conséquent, tout ce qui n'a pas été prévu par la loi est quand même soumis au droit. Simplement, par application de cette règle générale, si la loi n'interdit pas quelque chose, c'est que cette chose est autorisée.

Cette disposition est essentielle dans un régime libéral (au sens politique du terme, pas économique) : tout est autorisé, sauf ce qui a expressément été interdit.
À l'inverse, dans un régime tyrannique, despotique ou liberticide, choisissez le qualificatif que vous préférez, on peut imaginer la solution inverse : tout est interdit, sauf ce qui a été expressément autorisé par le souverain (quel qu'il soit).

Donc de vide juridique, il n'est point : tout est régi par le droit, soit qu'il l'interdise ou au moins qu'il l'encadre, soit qu'il le laisse faire.


- Mais tout de même quand la loi ne prévoit rien et que c'est scandaleux qu'elle ne prévoit rien alors qu'elle devrait prévoir quelque chose parce que moi je dis ça je dis rien mais enfin c'est le bon sens, c'est bien un vide juridique non ?

- Majordome, vous avez encore laissé un individu de type vulgaire pénétrer dans le manoir et souillez mon tapis de son inopportune présence populacière, faites-le partir !

Et non, ce n'est pas un vide juridique : le droit s'applique à cette situation, même si la solution qu'il propose (la liberté) n'est pas celle qui vous convient. Vous pouvez réclamer qu'on modifie le droit, en légiférant sur la question, mais cela ne reviendra pas à créer du droit : il y en a déjà !

Prenons un exemple. Pour que ce soit parlant, prenons un exemple bien sale.
Tuer un animal domestique, c'est une contravention (art. R. 655-1 du Code pénal).
Avoir une relation sexuelle avec un animal domestique, c'est un délit (art. 521-1 du Code pénal).
Avoir une relation sexuelle avec le cadavre d'un animal, c'est assurément sale. Mais, ce n'est pas interdit par la loi (je rappelle : les normes pénales sont d'interprétation stricte, le juge n'a pas le droit de les appliquer à des situations autres que celles qui sont mentionnées dans le texte. En l'occurrence, le texte fait référence à un animal et non à un cadavre d'animal. Ergo...).
Vous pouvez trouver ça répugnant (ça l'est), vous inquiéter des goûts de celui qui s'adonnerait à cette pratique (je me joindrais à vous) et exiger du législateur qu'il fasse quelque chose pour que ce genre de comportement puisse être interdit. Mais en attendant, ce comportement est autorisé : il est légal puisque la loi ne l'interdit pas.
Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas fréquent (j'ose l'espérer) et parce qu'il ne cause aucun réel préjudice, donc personne n'a jamais sollicité son interdiction.


En résumé, ce n'est pas parce que le législateur ignore une question qu'elle est en dehors du droit : l'absence de loi, c'est déjà du droit.
Reste néanmoins une chose dont les plus juristes d'entre vous auront déjà entendu parler : le non-droit, une notion créée par Carbonnier, illustre professeur de Droit de la seconde moitié du XXème siècle. Une notion fascinante, tellement fascinante qu'elle mériterait sa propre note, un jour peut-être...